Lorsque j'étais enfant, j'habitais avec mon père et ma mère dans un immeuble, strict parallélépipède rectangle dont l'austère façade se voyait néanmoins ornementée, tous les vingt mètres, par une série verticale de petits balcons en béton. La construction datait de 1962, époque où l'aspect pratique prévalait largement sur les préoccupations esthétiques. Or, quoi de plus pratique qu'un appartement carré ?
J'ai ainsi grandi dans cette rectitude géométrique qui englobait tout, des escaliers anguleux aux allées du jardin progressant en angles droits jusqu'à des bacs à sable rectangulaires. L'esprit de sérieux qui en émanait plaisait indubitablement aux parents ; les enfants, pour leur part, devaient s'en accommoder.
Vers 8 ou 9 ans, âge auquel la socialisation de l'enfant, entamée à l'école, tend à se propager dans tous les domaines de la vie, nous avons commencé, entre amis du même immeuble qui fréquentions la même école et parfois la même classe, à nous inviter les uns chez les autres. La démarche cependant ne coulait pas de source, et nécessitait des autorisations en bonne et due forme, la plupart du temps obtenue par le biais du téléphone. Ainsi la mère du petit Didier appelait la mère du petit Thierry afin de s'assurer que l'invitation dont lui avait fait part son fils pour le jeudi suivant n'était pas à mettre sur le compte d'une imagination mal maîtrisée. La mère du petit Thierry lui assurait que l'invitation était tout ce qu'il y avait de plus officielle, elle riaient alors de ce que leurs rejetons pouvaient parfois être menteurs, puis la date et l'heure étaient définitivement bloquées.
En revanche, lorsque les parents de l'hôte pressenti travaillaient tous les deux, les démarches administratives se trouvaient réduites à néant. On se sentait tout de même plus libre de nos mouvements sans la surveillance tatillonne d'une mère obnubilée par l'intégrité de son intérieur. Hélas, ce genre d'invitation clandestine n'arrivait pas souvent, pour la bonne raison qu'à cette époque, les enfants dont les deux parents travaillaient restaient rares. Dans la conception étriquée du monde et de son ordonnancement qui servait de référence au milieu petit bourgeois auquel j'appartenais, cette catégorie se situait juste au dessus des enfants de divorcés, en terme de "bonne fréquentation". Si la présence des premiers était facilement acceptée par les parents "normaux" dans l'entourage de leurs progénitures, c'était plus délicat pour les seconds, qu'on n'était pas loin de considérer comme des rejetons de débauchés, et par conséquent, de futurs débauchés eux-mêmes.
Il arriva cependant qu’un jeudi, échappant pour quelques heures à la surveillance tatillonne de ma mère, je pénétrai dans l’appartement d’un dénommé Thierry, dont les parents travaillaient sur Paris. Thierry logeait dans le même immeuble que moi, deux escaliers plus loin. Mais alors que la porte du mien se situait côté droit de l’escaler, le sien donnait à gauche. Cette différence, insignifiante au premier abord, s’avéra pourtant une expérience métaphysique d’importance pour un jeune esprit tout occupé à se construire une image du monde cohérente et logique.
Je découvris en effet en passant la porte, puis en empruntant le couloir qui menait à la chambre de Thierry, que cet appartement, tout aussi carré que le mien, en était cependant l’inverse absolu. L’impression d’étrangeté qui résultait de cette observation était renforcée par le fait que les meubles, les objets et la décoration dans son ensemble y étaient différents. J’en concluais donc avec ma logique d’enfant que leur aménagement respectif différait pour la seule raison qu’ils se trouvaient inversés, comme dans un miroir qui prendrait des libertés avec la réalité. Mais où se trouvait la réalité, où se trouvait le miroir ? J’étais évidemment tenté de penser, par un effet d’antériorité légitime, que l’appartement de mes parents était la réalité. Mais Thierry, de son côté, pouvait à bon droit penser la même chose. Mon incapacité à trancher cette question me plongea dans un profond désarroi, auquel mon camarade ne prêta aucune attention. Quelques jours auparavant, il avait reçu pour son anniversaire une vaste ferme en carton bouilli agrémenté d’une multitude de petits animaux en plastique, d’un tracteur Massey-Fergusson et d’une moissonneuse-batteuse de même marque, et il entendait bien en jouir pleinement sans avoir à se préoccuper de problèmes métaphysique dont la résolution ne lui aurait été d’aucune utilité dans la gestion d’une exploitation agricole.
Je décidais sagement de me concentrer sur notre jeu, mais Thierry et moi ne réussîmes pas à nous entendre sur qui ferait le fermier et qui ferait la fermière. Je proposai, en guise de compromis, que cette ferme soit conduite, exceptionnellement, par deux fermiers, mais Thierry refusa obstinément sans me donner plus d’explications. Chaque parti en présence ayant épuisé la totalité de ses arguments, nous finîmes par en venir aux mains. Après quelques coups échangés, je prenais la fuite en le traitant de tous les noms puis je claquais la porte.
Je réintégrais l’appartement familial et constatais avec soulagement que tout était à sa place ; et l’emplacement de chaque bibelot, le motif des papiers peints, jusqu’à la présence de ma mère devant la table à repasser me semblait si naturel , si évident, qu’aucun doute n’était à présent permis. La réalité, c’était ici.